Mercredi, 23 mai 2009 - 12:12PM (1)

Cher Manuel,
Je vous avais laissé en conférence avec le professeur Valentin Grichenko... Il nous apprit que son Institut de Cryobiologie fournissait environ 3000 doses par an de préparations médicales très spécialisées, dont environ un millier de doses de cellules-souches, qui servent à soigner des patients en Ukraine. Considérant la rareté de la procédure en d'autres pays, c'est là un nombre remarquable, bien plus élevé que nous ne croyions... Les préparations de cellules-souches sont elles-mêmes diversifiées, selon les maladies ou usages auxquels elles sont destinées. Elles sont utilisées, avec des résultats appréciables, dans le domaine des pathologies neurologiques - Parkinson, dementia, maladie d'Alzheimer, sclérose en plaques, et aussi, intensivement, pour les paralysies, paraplégies, accidents de la colonne vertébrale (les résultats ne sont pas des miracles de l'Evangile, mais si l'on songe qu'une substance naturelle et qui n'a aucun effet secondaire peut rendre mobile sur quelques centimètres une main qui n'a pas bougé pendant des mois, voire des années...) Elles sont utilisées pour les maladies de sang, les maladies d'exposition aux radiations (en fait, la thérapie a été particulièrement développée en réponse à la catastrophe de Tchernobyl), les maladies cardio-vasculaires (elles réparent le muscle cardiaque), les problèmes de croissance... et bien entendu, pour la réjuvénation, qu'Alfred a décidé de nommer "invigoration"...

Ce sont des cellules embryoniques humaines, recueillie lors d'avortements à huit ou neuf semaines de gestation. Grichenko lui-même est un gynécologue de profession. Il s'agit de cellules encore indifférenciées, qui n'ont pas commencé de s'identifier à des organes et qui ont la faculté de reproduire n'importe quel tissu humain... Le principe thérapeutique étant que, injectées dans un corps humain formé, elles répareront d'elles-mêmes les tissus défectueux qu'elles rencontreront, et continueront à se multiplier comme des cellules saines et neuves, remplaçant celles qui meurent. La dose reçue par Alfred était de 81 millions de cellules environ. Elles se scindent et se multiplient à peu près toutes les six semaines. Le corps humain adulte continue d'héberger une petit nombre de cellules-souches - ce sont elles qui fabriquent le sang à l'intérieur de la moëlle osseuse. Bien entendu, Grichenko et ses collègues ne prétendent nullement savoir ou comprendre comment les cellules prennent leurs décisions... Le grand art des chercheurs de l'institut consiste séparer les cellules-souches des cellules déjà différenciées, de les garder vivantes assez longtemps pour exécuter certaines procédures, comme de les purifier de contaminations possibles, à trouver le medium chimique dans lequel elles se conserveront le mieux et qui, après dégel, sera le mieux adapté à l'usage qui en sera fait... Bref, c'est une recherche de pointe...

Nous demandâmes à Grichenko quel était son budget annuel, il donna un coup de fil à la comptabilité et répondit: 2 millions de dollars... "But that's nothing!" s'écria Alfred. Une recherche d'autant plus signifiante qu'elle se collète directement avec la schizophrénie angélique au milieu de laquelle nous vivons... Impuissantes à interdire les avortements, les églises exigent la destruction et l'inutilisabilité de ces tissus dont elles abhorrent l'existence, et ne veulent surtout pas tolérer leur rédemption comme instruments pour alléger la misère humaine et retarder la mort... La rédemption, comme la misère, c'est leur rayon... Le religion orthodoxe se montre à peine plus accommodante que la catholique, si bien que seule la Chine aurait les coudées franches...

L'institut est soumis, de la part des autorités ukrainiennes, à toutes les chicanes possibles, d'autant plus que Kiev s'aligne maintenant avec empressement sur les positions du gouvernement américain [...] Les missionnaires évangélistes américains sont présents à Kharkov et s'efforcent de faire des convertis parmi les travailleurs de l'institut, comme dans l'université en général... Les brimades et humiliations bureaucratiques sont incessantes...

Nous apprîmes [un peu plus tard, par Tanya et Gena] que le vice-directeur de l'Institut, invité de la manière la plus officielle à participer à une conférence d'immunologie aux Etats-Unis pour l'automne prochain, n'a toujours pas, après deux mois d'efforts, obtenu de visa pour s'y rendre, mais qu'il a été convoqué quatre fois au Consulat américain à Kiev (à 450km de Kharkov) pour des interviews de 50 minutes, précédées de longues heures d'attente, et durant lesquelles on lui pose toujours les mêmes questions... Il serait à peine plus facile d'obtenir des visas pour l'Allemagne, ou la France, dirent Tanya et notre excellente traductrice, Gena, en réponse à une question que je fis... Pourquoi, demandions-nous? Simplement, pour s'aligner sur les Américains, ne pas leur déplaire, pense Tanya...

Il n'est pas tellement difficile pour les citoyens ukrainiens normaux de venir en Allemagne ou en Italie pour travailler comme ouvriers ou comme femmes de ménage - et les jeunes de l'Institut se rendent aisément en France ou au Royaume-Uni en autobus pour y passer des vacances, ou travailler quelques mois afin de polir leurs langues... Mais les chercheurs de haut rang ont droit à un régime de frustration spécial. Ils ne répondent pourtant guère au profil de terroristes potentiels...

Bien entendu, le gouvernement ukrainien est bien conscient, par ailleurs, d'héberger un organisme prestigieux et internationalement enviable. La face grêlée de Viktor Iouchtchenko me faisant face, je fus tentée de demander à Grichenko si les hauts dignitaires de l'état profitaient de ses injections de cellules-souches revigorantes, mais je sais que la question aurait été impertinente, et que la réponse est certainement "oui," car on ne peut pas imaginer qu'un homme politique ne considérerait pas l'augmentation de sa vigueur et la prolongation possible de sa vie comme un privilège ultime de sa position, ou qu'un moyen d'influence de cet ordre ne viendrait pas à l'idée d'un Grichenko...

Lorsque Peter demanda innocemment s'il y avait d'autres institutions en Ukraine qui pratiquaient la cryobiologie, Grichenko eut un haut-le-corps et nous déclara que, non seulement il n'y existait rien de comparable à son institut en Ukraine, mais qu'il était bel et bien unique au monde! Car, en plus de développer et produire des préparations d'usage thérapeutique, il travaillait aussi à la préservation des cellules vivantes animales et végétales, en particulier des espèces menacées, et qu'il conservait une collection unique et grandissante de ces cellules, et étudiait les meilleurs médias et procédures pour assurer leur congélation et leur conservation ainsi que leur dégel éventuel...

Après cela, l'on nous fit descendre les escaliers de pierre jusqu'au sous-sol de l'Institut, qui renferme l'un des lieux les plus extraordinaires qu'il nous ait été donné de voir. Il y a là deux hommes en blouses bleues qui travaillent dans un bureau de dimensions modestes, devant un ordinateur dont l'écran est d'un modèle vieux de dix ans, et l'un d'eux, Viktor, nous introduisit dans le tabernacle: une salle souterraine où se trouvent une quinzaine de cuves de plomb, extrèmement lourdes, à tel point, nous expliqua-t-il, qu'elles ne pouvaient reposer que sur la terre même, sur une dalle de béton. Il souleva pour nous le couvercle de l'une des cuves, dont sortit un lourde vapeur blanche - elles contiennent de l'azote liquide à -190°C, température à laquelle le carbone bout. A l'intérieur se trouvaient, dans des sortes de paniers à étages, des milliers de petits tubes étiquetés. C'était de cette cuve-là qu'on avait sorti les cellules-souches pour Alfred. Une fois sorties, on peut les garder dans un conteneur plus petit pendant cinq jours: c'est-à-dire qu'elles pourraient être transportée en n'importe quel point du globe - mais l'état d'Ukraine interdit le départ des ampoules... Un médecin ukrainien vivant aux Etats-Unis avait espéré ouvrir une clinique à la Barbade où il recevrait et administrerait les préparations venues de Kharkov (au prix de 25.000 $ par injection)... L'entreprise s'avéra impossible du fait de l'opposition du gouvernement ukrainien... Il y avait un groupe électrogène dans une pièce voisine et nous demandions combien de temps les cuves étaient en mesure de préserver leur précieux contenu en cas de panne de courant, et l'on nous expliqua en riant qu'elles étaient toutes autonomes. La réfrigération se fait uniquement par l'azote liquide, qui se réduit d'un tiers environ par mois, et que l'on remplace au fur et à mesure...

En sortant, Peter félicita Gena en lui disant qu'elle n'aurait aucune difficulté à trouver un bon travail "à l'Ouest," elle répondit que l'on avait besoin d'elle à Kharkov et qu'elle éprouvait une satisfaction de travailler à l'Institut qu'elle ne retrouverait sûrement pas ailleurs ...

Je ne sais quel sera l'avenir de l'Institut de Cryobiologie de Kharkov... Grichenko a 78 ans... Le pouvoir peut le "retraiter" d'office à tout moment... A-t-il préparé sa succession? Avec un minimum de liberté d'action, l'institut pourrait gagner des millions par an, et largement financer ses recherches... Même leurs brevets ne leurs rapportent rien, nous a dit Grichenko... Il serait très souhaitable qu'ils s'associent à une université ou un institut de recherche important de l'Union Européenne. Je ne suis pas sûre que l'on se rende bien compte en Europe de ce qui se passe là-bas...

Dans la soirée, j'allai me promener seule le long des boulevards de Kharkov et je tombais sur une foule de jeunes gens excités qui avait envahi le trottoir... C'était la file d'attente pour l'entrée du Théâtre de l'Académie de Kharkov... Elle faisait presque le tour du pâté de maisons... On jouait une adaptation de "Madame de Sade" de Mishima. Dans une vitrine, je vis des photos de scène d'un "Hamlet" d'une beaué et d'une audace scénographique remarquables. De toute évidence, Kharkov n'est pas une ville de province culturellement ringarde... Je parvins à me glisser à l'intérieur, sans billet, et à jeter un coup d'oeil dans la salle avant la représentation: elle était bondée... J'aurais pu resquiller, en m'asseyant par terre... Malheureusement, on m'attendait... Je me souvins de Vladimir, qui lorsqu'il visitait Moscou passait souvent ses soirées à des lectures de poésie, dont il me rapportait qu'elles se tenaient dans des salles pleines à craquer...

La prochaine fois, je vous parlerai de Poltava...
Portez-vous bien! Je vous embrasse,
Anne-Marie

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